Vous trouverez ci-dessous une longue interview écrite qui devait paraître il y a quelques temps sur le site du Nouvel économiste. Malheureusement après quelques semaines d’attente la journaliste qui m’avait contacté m’a indiqué que les commerciaux du journal n’avaient pas réussi à vendre de la publicité autour de ce thème (pas porteur la veille :-?) et que l’article ne serait donc pas publié. Cela m’ennuyait tout de même puisque j’y avais consacré un peu de temps et que j’avais eu l’impression de ne pas y raconter trop d’âneries alors voici donc ce texte en exclusivité sur Outils Froids 🙂
1/ Pourquoi est-il essentiel aujourd’hui pour une entreprise d’effectuer de la veille concurrentielle ?
Entre la mondialisation galopante et les possibilités offertes par le numérique, les concurrents sont potentiellement beaucoup plus nombreux et, surtout, peuvent venir de là où on ne les attend pas. Regardez la voiture sans conducteur de Google qui amusait les services innovation des grandes entreprises automobile lors de son lancement en 2010. Nombre d’entre eux se sont lancés dans des projets similaires depuis. Voyez les Uber et AirBnB qui viennent piétiner les plates bandes des acteurs traditionnels du secteur. Et le lanceur réutilisable de Space X, qui a percuté de plein fouet le ronronnement des agences spatiales étatiques! Sans parler du concept de Blockchain, directement issu du fonctionnement de la monnaie numérique Bitcoin, qui peut dans les 10 ans bouleverser les secteurs dans lesquels les tiers de confiance sont indispensables (banque, assurance, brevets, actes notariés, immobilier,…)
Seule une activité de veille stratégique, c’est à dire de surveillance des domaines susceptibles d’impacter l’activité de l’organisation (concurrentiel, technologique, juridique,…) peut aider à voir venir ces bouleversements et à s’y adapter ou à tenter de les contrer par des actions d’influence. Le seul fait de les détecter ne suffit pas, les informations issues de la veille doivent être analysées et leurs conséquences évaluées. Il n’y a que de cette manière qu’elles peuvent aider à la prise de décision au plus haut niveau.
2/ Quelle type de veille doit-elle faire passer en priorité ?
Globalement pour les entreprises il faut penser à la veille concurrentielle, à la veille marketing pour toujours mieux comprendre les attentes des clients ou prospects, à la veille technologique dans les bases brevets et la littérature scientifique pour alimenter le processus d’innovation, à la veille commerciale, notamment au niveau des achats, à la veille juridique pour surveiller l’évolution de la législation et bien sûr à la veille réputationnelle. Toutefois il est difficile de dire qu’un type de veille est plus important qu’un autre et ce n’est pas en les empilant qu’on fait de la veille stratégique. La veille (et donc les différents types de veille qu’elle inclut), doit s’aligner sur les axes stratégiques de l’entreprise et alimenter la prise de décision. C’est à cette seule condition qu’elle peut être qualifiée de stratégique.
3/ Quelle place les réseaux sociaux et plus largement Internet ont-ils pris dans la démarche de veille ?
La veille sur Internet est devenue une activité à part entière depuis la fin des années 1990, bien souvent, malheureusement, en remplacement des dispositifs de veille « terrain » qui, depuis les années 80 et les travaux de Michael Porter, voyaient les acteurs de l’organisation en relation avec l’extérieur (acheteurs, commerciaux, techniciens,…) devenir les « yeux et les oreilles » de l’entreprise. Cela permettait d’obtenir des informations qu’on ne trouve toujours pas sur Internet. Les deux dispositifs devraient toujours aller de paire pour une meilleure compréhension de l’evironnement concurrentiel. Quant aux réseaux sociaux, ils ont pris une telle place que nombre de ceux qui font de la veille sur ces médias ne savent même pas qu’il existe d’autres types de veille bien plus anciens… Bien souvent la veille e-réputation ou la veille d’opinion sont décorellées de la veille stratégique, ce qui est évidemment une erreur puisqu’il s’agit (outre l’aspect de pure communication), soit d’une veille sur l’image de l’entreprise, question stratégique s’il en est, soit d’une veille permettant de recueillir les attentes des clients et prospects, qui se rattache alors à la veille marketing. Bien sûr la veille sur ces réseaux sociaux qui diffusent des contenus 24h sur 24h est plus exigeante en terme de disponibilités que la veille traditionnelle sur le web. Il est donc normal qu’une ressource y soit dédiée spécifiquement et dispose d’une autonomie propre. Il faudra néanmoins veiller à ce qu’elle soit rattachée au dispositif habituel qu’elle viendra alimenter au même titre que les autres veilles.
4/ Quels outils doivent être mis en place pour effectuer une veille concurrentielle efficace et pour quelle typologie d’entreprise ?
Pour ce qui est de la surveillance du web, les outils sont nombreux et vont de l’extension gratuite pour Mozilla Firefox ou Google Chrome à la plateforme à plusieurs milliers d’euros par an. Bien sûr les possibilités offertes sont incomparables mais il reste néanmoins qu’il s’agit d’outils qui permettront de surveiller l’évolution de pages web ou même de sites entiers. Les plus coûteux offriront des possibilités de portails d’information personnalisés pour chaque collaborateur, des fonctionnalités collaboratives ainsi que des données statistiques sur les remontées d’informations présentées dans des dashboards (camemberts, histogrames de fréquence, chloroplètes…). Mais ce qui va compter c’est surtout le dispositif humain qu’on mettra en place autour de ces outils afin de traiter l’information captée. Les veilleurs devront être épaulés d’un réseau d’experts internes ou d’analystes capables de replacer au mieux une information dans un contexte global, d’en saisir les conséquences et de relayer ce message auprès de la direction afin que les futures décisions en tiennent compte. L’objectif est bien que les acteurs de l’entreprise coconstruisent une vision partagée de leur marché et agissent en fonction de celle-ci. De fait c’est souvent là que le bât blesse, beaucoup plus que dans la capacité à surveiller le site web d’un concurrent. Plus que d’outils c’est donc d’un dispositif humain de traitement de l’information externe organisé et pérenne dont les entreprises ont le plus besoin.
5/ Comment bien utiliser la masse d’information recueillie pour accroitre sa compétitivité sans tomber dans l’espionnage industriel primaire ?
On ne tombe dans l’espionnage industriel que si on le veut bien. La définition de l’intelligence économique donnée par le rapport Martre dès 1994 est très claire à ce sujet, on cherche à capter et utiliser l’information dite ouverte, c’est à dire accessible à tous et la veille ne fait qu’alimenter ce processus. A partir du moment où l’on parle de vol de documents, de fouille des poubelles des concurrents, de pénétration dans un réseau informatique on n’est plus dans l’intelligence économique mais dans l’espionnage industriel. Capter l’information ouverte au plus tôt via des moyens légaux, la « faire parler » en l’analysant, en émettant des hypothèses sur ce qu’elle implique, en cherchant à valider ou invalider celles-ci par des actions de veille ou de recherche d’information ciblées afin d’appuyer ses décisions ultérieures en connaissance de cause c’est le coeur de l’intelligence économique. C’est un peu plus long certes mais beaucoup moins risqué, notamment en terme d’atteinte à la réputation et à l’image de l’entreprise.
6/ Est-il préférable de recourir à des sources internes ou faire appel à des prestataires extérieurs ?
Soyons clairs, jamais un prestataire externe ne comprendra aussi bien vos besoins informationnels que vous. Il est donc préférable que les organisations se donnent les moyens d’effectuer elles-mêmes leur veille en interne. Certains types de veille sont toutefois plus « délégables » que d’autres, la veille brevet par exemple nécessite des compétences dédiées dont les PME ne disposent que rarement. La veille sur les médias sociaux, de par son aspect « temps réel » nécessite une vigilance qui bien souvent ne peut être assurée correctement en interne et une agence spécialisée aura souvent plus de flexibilité à ce niveau. Mais quel que soit le prestataire choisi et le type de veille externalisé, l’entreprise devra être en dialogue permanent avec lui afin d’ajuster en permanence le périmètre de surveillance. N’oublions jamais que la veille stratégique n’est pas une science de l’ingénieur mais de l’ingénieux, une approche faite d’essais-erreurs et d’optimisations sans fin du dispositif existant.
PS : cet article a également été ajouté à la base de connaissance de ce blog, onglet « Interviews », format PDF
Hello Christophe,
je fais le premier billet de réaction.
C’est bien ballot qu’il ne publie pas ce bijou.
Je vais le garder bien au chaud, histoire de le faire connaître dans mon environnement.
Je pense que tout y est bien synthétisé. Un peu de travail dis-tu? un concentré d »expérience, analyse rationnelle, loin d’être à côté de la plaque, je m’y retrouve avec malgré ma maigre expérience.
J »ai bien envie de te consulter un jour pour que tu me bouges un peu mon milieu pour les éveiller.
Cela me donnerait en plus une occasion de te revoir, et d’engranger un feedback.
Merci Christophe.
Au moins ce n’est pas perdu pour tout le monde. Le Nouvel Economiste passe juste à côté de ce qui révolutionne pour une part son propre champs d’investigation… Marrant. Merci Christophe.
Christophe, bravo pour cette synthèse, d’autant qu’elle a les pieds dans la glaise 🙂
Ne regrettez pas le faux bond du journal hebdomadaire aux pages rose-orange. Ce n’est AMHA pas un canard de haute volée. Dans ma veille presse je ne l’ai jamais considéré comme une source sérieuse. Regardez juste ses chiffres de diffusion payée https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Le_Nouvel_%C3%89conomiste
J’ai l’esprit de l’escalier 🙂
A votre premier point, j’ajouterai cette autre raison de faire de la veille concurrentielle en entreprise : la « mondialisation ».
L’offshorisation des services, le rachat rampant de concurrents nationaux par des groupes chinois ou brésiliens ou le transfert des usines des concurrents dans des pays à bas coût de main d’oeuvre sont des phénomènes qui concernent de plus en plus de domaines. Et qui, une fois lancés, bouleversent le secteur. Ne pas savoir si et quand ça va arriver est suicidaire.
Pour finir, j’approuve à 100% votre point sur « jamais un prestataire externe ne comprendra aussi bien vos besoins informationnels que vous ».
Mais il faudrait définir qui est ce « vous ». C’est quelqu’un de l’entreprise certes mais qui ? Le dirigeant ? Le serice de documentation ? Le chargé de communication ? Les commerciaux ? Un service de veille ? Tous ensemble ?
Sur cette question de « qui fait la veille ? », les réponses des entreprises varient beaucoup selon leur histoire et les luttes de pouvoir internes des services.
Mais j’aimerais avoir votre avis : y a-t-il une organisation ou une répartition à recommander ? Par exemple, j’ai l’impression d’après votre article que vous êtes nostalgique d’une époque pré-Internet où tout le monde mettait la main à la pâte, mais est-elle selon vous encore réaliste aujourd’hui ? Et n’y a-t-il pas plutôt une concurrence entre les services voire les personnes au sein de l’entreprise pour assurer la veille et informer en premier le dirigeant ? Autrement dit une cacophonie ?