« La solution résiderait probablement dans une éducation à l’esprit critique, au maniement de l’information, à la rhétorique et au décryptage, bref dans la formation d’individus libres. » François-Bernard Huyghe
Dans le précédent article, nous avons exploré un paysage médiatique marqué par une désaffection croissante envers les médias traditionnels, tant en France qu’aux États-Unis, ainsi que par l’essor des réseaux sociaux comme sources principales d’information chez les jeunes.
Dans ce second article, nous nous concentrerons sur les États-Unis, qui offrent, selon nous, un cas particulièrement éclairant. Les dernières élections y ont, en effet, révélé une profonde fracture sociétale et les prédictions erronées de la presse ont non seulement surpris, mais aussi alimenté des accusations de partialité et de déconnexion avec les préoccupations réelles et le « ressenti » des citoyens. La France, bien que différente dans sa culture et ses dynamiques, montre des signes qui rappellent les évolutions américaines. Comme souvent, elle pourrait en être un miroir légèrement décalé dans le temps, d’autant que ces élections ont suscité une couverture médiatique sans précédent dans l’Hexagone, avec une augmentation de 80% de contenus publiés par les médias français par rapport aux élections de 2020.
La montée en puissance de la désinformation pendant les élections de 2024
La désinformation a atteint un niveau préoccupant lors des élections présidentielles américaines de 2024. Ainsi, une étude de la société Brandwatch a révélé que les dix infox les plus virales ont généré plus de 22 millions d’échanges et 50 millions de likes en l’espace de 3 mois sur les réseaux sociaux. Ces fake news provenaient des deux camps, bien que leur fréquence ait été plus marquée du côté républicain. Ainsi, lorsque Kamala Harris a qualifié Donald Trump de « fasciste en quête de pouvoir absolu« , ce dernier a riposté en affirmant que « tous ceux qui ne votent pas pour elle sont des nazis. » et l’a qualifiée de « dangereuse communiste« . De fait, ce type de déclarations, illustre davantage une surenchère, somme toute classique en période de campagne électorale, qu’une véritable désinformation.
D’autres affirmations relèvent quant à elles et sans équivoque de la pure désinformation. C’est le cas, par exemple, de Trump expliquant que « les migrants mangent des chiens, ils mangent des chats. Ils mangent les animaux de compagnie des habitants » (voir d’autres exemples de fake news de cette campagne ici : PolitiFact’s top 10 fact checks of politicians in 2024).
Cependant, le cas le plus significatif, car révélateur des tensions identitaires au cœur de la lutte entre Républicains et Démocrates, concerne l’accusation de Trump selon laquelle Harris ne serait pas noire mais indienne. Kamala Harris est métisse : son père était jamaïcain et sa mère indienne. À l’instar d’Obama, dont la mère était blanche, et bien qu’elle se soit régulièrement présentée comme indienne dans le passé, elle a choisi de s' »identifier » comme femme noire lors de cette campagne, une décision stratégique qui n’a d’ailleurs pas nécessairement été bien accueillie par la communauté noire.
Le (non) impact de la désinformation
Ce cas est doublement intéressant parce qu’il pointe les difficultés à qualifier ce qui relève de la désinformation. Deux cadres de pensée différents conduisent inévitablement à deux interprétations différentes des faits. Pour certains, le choix de Harris est une réappropriation légitime de son identité ; pour d’autres, il s’agit d’une manipulation narrative.
De fait, il existe actuellement une crise dans le domaine des études sur la désinformation. La définition même du concept est un problème car les chercheurs peinent à s’accorder sur ce qui constitue une information trompeuse. Ainsi, un (passionnant) article de la Misinformation Review d’Harvard publié en octobre 2024 indique que « La désinformation est généralement décrite comme une information fausse ou trompeuse. Cette définition peut se référer à de nombreux types de contenus différents et peut conduire à des conclusions souvent polarisantes et contradictoires dans ce domaine. » Dan Williams, professeur de philosophie à l’Université du Sussex, explique même qu’il ne devrait pas y avoir de science du contenu trompeur, soulignant l’inévitable subjectivité d’une définition de la « désinformation » mais également, le risque qu’une définition trop extensive ferait courir à la liberté d’expression. Une perspective qui rejoint celle de François-Bernard Huyghe qui conseillait de « Ne pas qualifier de fake tout ce qui relève de l’interprétation des idées ou de l’anticipation du futur, ne pas qualifier de manipulation tout ce qui contredit nos croyances (ni ne tenir pour démontré tout ce qui les renforce)…«
Les « narratifs », vrais moteurs de l’influence
Ainsi, le titre d’un récent article de Politico.eu résume parfaitement la position émergente de nombreux chercheurs sur l’influence des réseaux sociaux et de la désinformation qu’ils sont susceptibles de diffuser : « Nobody was tricked into voting for Trump » (Personne n’a été incité à voter pour Trump). Pourquoi ? Parce que, comme l’exprime l’une des spécialistes interrogée dans l’article, le problème n’est pas lié aux faits, « le problème, ce sont ces grandes histoires (big sticky stories) qui collent à la réalité« . C’est-à-dire les récits dans lesquels les informations, fausses ou non, s’insèrent. Laurent Cordonnier, directeur de recherche à la Fondation Descartes, détaillait récemment cette question des narratifs : « Une fake news est une fausse information ponctuelle. Un narratif est une mise en récit (…) On peut d’ailleurs adhérer à un narratif sans adhérer à toutes les fake news créées pour l’étayer« . Nous adhérons d’abord à des récits et les faits, qui viennent s’y insérer n’ont finalement pas tant d’importance que cela tant qu’ils n’en bousculent pas la cohérence.
L’article de la Misinformation Review déjà cité indique par ailleurs qu' »il est difficile d’isoler les effets des médias sociaux sur le comportement électoral, car de nombreux facteurs différents peuvent influencer la façon dont les gens pensent, ressentent et se comportent politiquement, notamment la couverture médiatique traditionnelle, la dynamique des partis, les conditions sociales et économiques sous-jacentes, nos préjugés partisans préexistants sur les partis et les candidats« . La multiplicité de ces facteurs rend donc extrêmement difficile pour les chercheurs de parvenir à des conclusions définitives sur l’impact réel de la désinformation sur la société, particulièrement sur les résultats électoraux. Ne pas tenir compte de cette complexité peut les conduire à des erreurs d’interprétation et à des généralisations hâtives.
Ainsi, si les réseaux sociaux amplifient les fausses informations et offrent une caisse de résonance à des narratifs polarisants, il serait réducteur d’en faire les seuls coupables. L’enjeu réside aussi dans notre capacité à décrypter ces récits et à les confronter. Cela nous conduira naturellement dans le prochain article à explorer le rôle et la portée du factchecking, cet outil de vérification qui s’impose depuis quelques années comme un rempart contre la propagation de la désinformation. Mais est-ce bien le cas ?