J’ai eu le plaisir de participer au numéro de Documentaliste & Sciences de l’information fêtant les 50 ans e de l’ADBS. On m’a demandé de réfléchir à ce que serait le métier de veilleur dans 50 ans. Grand fan de science-fiction (et de son rapport avec nos métiers) je ne me suis pas fait prié et la courte nouvelle ci-dessous est le fruit de ces cogitations. Je remercie au passage les journalistes d’Internet Actu de leurs articles sur les NBIC qui m’ont « alimenté ». A vrai dire je pense que tout cela sera dépassé dans 50 ans (dans 25?) mais c’était amusant de tenter l’exercice.
Paris 2063
Vernor se réveilla en sursaut. La puissante alerte mentale qu’il venait de recevoir indiquait une altération nette de l’environnement qu’il surveillait pour le compte de Runciter & Singh. Depuis trente ans, cette société achetait et exploitait les terres rares qui alimentaient en métaux précieux les constructeurs de bio-implants du monde entier. D’un déclic mental, Vernor éveilla son propre implant Google, un descendant des mythiques Google Glasses. Il entama alors la discussion avec Eva, sa persona, une représentation anthropomorphique qu’il s’était créée depuis le départ d’Eva, la vraie… La nouvelle Eva donnait corps à l’intelligence artificielle qui se nourrissait depuis quinze ans de la personnalité de Vernor, de ses besoins professionnels et personnels, de ses envies qu’elle devançait maintenant en permanence. Un double de lui-même en somme, qui pesait lourd dans les négociations financières menées durant les entretiens d’embauche ! Jour après jour, Eva l’aidait à analyser des zettaoctets de matières numériques, ses terres rares à lui, constituées de datas provenant de capteurs fixes ou mobiles, terrestre ou spatiaux, implantés dans des humains ou des animaux, dans des moteurs ou sur des frigos et issues de textes, de vidéos, de fichiers audios, etc. Ce flux infini passait par la monstrueuse moulinette analytique qu’ils pilotaient de concert pour être transformé en éléments de réponses à ses questions, mais surtout pour l’aider à détecter les schémas déviants et anomalies du continuum informationnel commun. Et c’est bien ce à quoi il faisait face en ce moment même.
D’un nouveau déclic mental il passa en mode collectif. L’implant lui ouvrit la connexion vers les onze autres éveilleurs de la compagnie. Leurs douze personas avaient déjà synthétisé la situation en un modèle global dont chacun explorait les cordes et les nuds et qui indiquait un risque potentiel autour du site malais de Kuantan où la compagnie extrayait plusieurs variétés de monazite. La conjonction qui avait généré l’alerte était constituée principalement d’articles de journaux locaux datant de quatre à six mois, évoquant l’exaspération croissante des populations face aux pollutions générées par l’extraction du minerai, de l’interception sur le réseau Crypto Gopher d’une annonce recherchant certains profils techniques parlant le dialecte du cru et de la détection par un satellite de la compagnie d’une hausse anormalement élevée des activités humaines aux abords du site. Le signal ayant entraîné l’alerte était finalement venu de l’accostage il y a une demi-heure au port de Kuantan d’un bateau passé quelques semaines plus tôt par les Zones aveugles, ces régions du monde qui, volontairement ou faute de moyens, ne produisaient pas suffisamment de données pour être intégrées au grand jeu économique international et étaient devenus de fait le repère des bio-conservateurs, des religieux anti-implants et autres terroristes éthiques.
Arguant d’un manque d’informations, les éveilleurs Sebastian, Rachel et Léon furent les seuls à émettre des réserves sur la fiabilité des scenarii issus du modèle, qui tous pourtant indiquaient un risque de coup de main sur le site dans les 48 heures, mais le quorum était largement atteint. Eva se chargerait de transmettre la décision des éveilleurs à la persona de Voight-Kampff, le directeur stratégique de la compagnie, qui déciderait alors des suites à donner. « L’info passe, l’action suit », une fois de plus la devise des éveilleurs serait respectée.