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Le site de l’UJJEF propose une interview particulièrement inquiétante de Roger Lenglet. Ce dernier, philosophe et journaliste d’investigation vient de co-écrire avec John Stauber et Sheldon Rampton un ouvrage intitulé "L’industrie du mensonge : lobbying, communication, publicité & médias" dans lequel il met en garde l’opinion publique contre les pratiques d’influence qui, selon eux, faussent le jeu de la démocratie.
Morceaux choisis:
- "Dans l’arsenal des moyens utilisés, acheter un élu ou un parti ne gêne pas la plupart des lobbyistes pourvu que leurs commanditaires payent. Ouvrir et alimenter des comptes (souvent à l’étranger), offrir des emplois fictifs ou semi-fictifs, faire passer des enveloppes ou des mallettes, tout cela existe à grande échelle et aucun secteur économique n’est épargné, de même qu’aucun grand parti… "
- "Leur stratégie est d’agir au plus tôt, avant même que les législateurs découvrent le problème, et de retarder le plus possible la prise de conscience claire des dégâts, pour continuer à vendre ou à déstocker, pour avoir le temps de délocaliser vers des pays moins informés ou plus souples, de débarrasser le groupe financier de la branche à risque ou de dissocier juridiquement les sociétés avant que les victimes n’agissent en justice pour faire payer les responsables (…) Et lorsque le dossier arrive sur le bureau du législateur, il n’est pas rare que le cabinet de lobbying ait déjà concocté un texte de loi protégeant astucieusement les intérêts de leurs clients."
- "Les anciens élus préfèrent faire du lobbying pour les grandes sociétés que pour les associations, ce qui ne profite pas vraiment à la démocratie. De grandes carrières politiques et financières se sont faites ainsi dans ce va-et-vient entre les grands groupes et les responsabilités ministérielles, voire le fauteuil présidentiel. "
- "Les chercheurs fondent le jugement sur la toxicité des substances et sont une pierre angulaire du discours. Plus ou moins à leur insu, ils représentent un formidable outil de communication dont l’impact est certain. Les industriels et les politiques roués n’hésitent donc pas à faire monter au créneau leurs lobbyistes pour les aider à présenter leurs résultats, aussi dramatiques soient-ils, de façon rassurante."
- "De façon générale, la première question à se poser face à des résultats scientifiques est la suivante : qui a financé la recherche ? Financement privé, public, conjoint ? Aujourd’hui, les chercheurs sont de moins en moins loquaces auprès des journalistes, comportement qui coïncide avec l’intensification des privatisations du domaine de la recherche. Quant au chercheur qui ne veut pas courber l’échine ou qui déroge à la réserve, les moyens de rétorsion sont redoutables. En France, il n’y a pas encore de loi qui protège l’éventuel lanceur d’alerte. Etat de fait qui autorise les pires sanctions, dont le licenciement pur et simple, comme on l’a vu notamment à l’INRS avec André Cicolella, viré pour avoir refusé d’oublier les études suspectant les éthers de glycol et avoir voulu communiquer à ce sujet."
- "Mieux vaut distinguer médias et journalistes : nombreuses sont les diffusions médiatiques, comme des films ou reportages, présentés sous forme d’information, qui ne sont pas le fait des journalistes mais de lobbyistes, c’est-à-dire des produits conçus dans le cadre d’opérations de manipulation, par exemple pour contrebalancer la progression d’une information inquiétante à l’origine d’une prudence des consommateurs."
- "Ils (les lobbyistes) sont aussi plus souvent à l’initiative de groupes de veille sanitaire, ce qui leur permet de choisir les membres qui les composent et, à l’arrivée, l’information qui sera relayée par les médias. Il s’agit toujours d’emprunter des formes non soupçonnables de manipulation, d’avancer masqué."
- "Dans ce domaine (santé publique), les lobbyistes sont les sophistes d’aujourd’hui : comme ceux de l’antiquité, ils vendent aux riches et aux dirigeants leur savoir-faire en matière de communication."
- "(…) les grands investigateurs viennent souvent de la marge du journalisme : les pigistes sortent plus d’affaires que les autres, ils y mettent plus de temps et d’énergie sans que ça coûte beaucoup aux médias qui vont leur ouvrir leurs colonnes."
- "L’intensification des forums de discussion et des pétitions par email a démultiplié la vitesse, le nombre et l’importance des crises dans l’opinion publique, mais cela permet aussi aux lobbyistes d’apercevoir beaucoup plus vite les premiers signes de crises, des alertes et des fausses alertes de manière quasi abusives."
- "La toile est plus qu’un système de veille pour tous les sujets qui concernent l’entreprise, c’est un outil qui permet de contrôler l’information et de la diriger, d’en connaître les sources, les cibles, de bâtir des stratégies de communication et de dissimulation."
- "La communication auprès de ses propres salariés dissimule en fait ce que l’on peut appeler du «lobbying interne». Il est développé pour éviter que les informations sensibles ne se diffusent à l’extérieur. Il s’agit de surveiller ce qui se dit, mais aussi d’inciter les salariés à un discours qui transmette l’image de l’efficience de l’entreprise, de neutraliser les tentatives d’intrusion des journalistes et des concurrents, de faire circuler des informations qui font perdre du temps ou égarent…"
- "Créer de nouveaux noms pour désigner des choses désagréables peut permettre d’aseptiser le discours, employer des mots positifs pour dire des choses négatives est toujours payant, les politiques font ça sans arrêt, instruits par des conseillers qui savent que les mots c’est des stimuli et du conditionnement.
- Pour un peu, vous pourriez rendre heureux des gens en leur annonçant une très mauvaise nouvelle si vous maniez bien la communication d’influence."
- "Trop de gens croient encore que le langage n’est qu’un outil d’expression de la pensée. Or, la linguistique a démontré depuis près d’un siècle déjà que le langage précède la plupart de nos pensées et non l’inverse. (…) On sait depuis longtemps que le fait de réduire le vocabulaire réduit l’analyse, la synthèse et la critique. Ces conclusions de la linguistique avaient été illustrées par G. Orwell : la refonte du langage permet de s’occuper de la bonne santé des pensées de la population."
- "Changer les choses nécessiterait de commencer par mieux repérer les actions des lobbyistes. Il faut s’y habituer et rapidement. Une loi de transparence sur les missions des lobbyistes deviendra tôt ou tard une obligation si l’on veut sauver la démocratie."
Les quelques extraits ci-dessus ne sont qu’un en-cas et je vous conseille vivement d’aller lire la totalité de l’interview de Roger Lenglet. Ce travail de décryptage est éclairant et inquiétant à tout point de vue, même si on doit lui appliquer la grille de lecture que propose son propre auteur et se demander pour qui il travaille (les Editions Agone étant ouvertement très engagée dans le combat social).
Chacun est bien entendu libre de lire ou non cette interview mais il ne faut pas oublier que pour ce qui est de la santé publique, un sujet que l’auteur semble particulièrement bien connaître, tout le monde est perdant au final, que ce soit en terme de santé personnelle, de conscience citoyenne ou plus prosaïquement d’impôts.
S’informer plus avant sur les questions que soulève l’auteur en tentant d’y mettre la distance nécessaire à l’analyse relève donc autant de la curiosité agnostique propre aux métiers de l’intelligence économique que du principe de précaution.